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    Entretien avec Olivier Favereau et Pierre François


    Olivier FAVEREAU est économiste, Professeur de sciences économiques à l'université Paris Ouest-Nanterre La défense Site personnel

    Pierre FRANCOIS est sociologue, Directeur de recherche au CNRS, Sciences Po/CSO, Professeur à l'Ecole Polytechnique Site professionnel


    * * *


    SESâme : Les liens marchands peuvent-ils s’analyser indépendamment des liens sociaux ?

    Olivier Favereau : Les liens marchands se veulent sans aucun doute indépendants des liens sociaux : c’est même une part de leur efficacité. Tout le monde peut commercer avec tout le monde, et personne ne se sent tenu à d’autres obligations que celles qui correspondent à l’honnêteté de la transaction.

    Cependant, les liens sociaux ne sont pas sans effet sur les liens marchands. Un élément essentiel de la transaction marchande est la confiance que l’on peut accorder à son partenaire, lorsque le bien sur lequel porte la transaction n’est pas d’une qualité ou d’une nature , que l’on peut vérifier d’un coup d’œil. Pour cette raison, le fait d’appartenir au même groupe social, à la même communauté de croyance ou de langue, peut venir combler les lacunes du lien marchand, et rendre possibles des échanges qui n’auraient pas lieu autrement sans de multiples prises de garantie. C’est cet « encastrement » des liens marchands dans les liens sociaux qui rend compte de la supériorité de certaines collectivités dans certains secteurs, géographiques ou matériels, de la vie économique : ainsi la diaspora chinoise en Asie.

    Inversement, les liens marchands ne sont pas sans effet sur les liens sociaux. Justement parce qu’ils en sont indépendants, ils peuvent en prendre la place et diminuer le sentiment d’appartenir à la même société. Il n’est pas indifférent que ce soient les grands -parents ou des baby-sitters qui gardent les enfants. De même le fait pour les consommateurs d’un pays de privilégier, sur la base du prix d’achat, les produits importés, plutôt que les produits nationaux ou régionaux, aura une incidence sur le tissu productif, et ensuite sur le tissu social, de l’espace d’appartenance de ces consommateurs. En un sens ces consommateurs scient la branche sur laquelle ils reposent.

    Pierre François : Sur un marché concret, les acteurs sociaux achètent et vendent, ils sont en concurrence les uns avec les autres et, de loin en loin, en viennent à échanger des services ou des biens, le plus souvent contre une certaine somme de monnaie, beaucoup plus rarement contre un autre bien ou un autre service. Dans ces relations de concurrence et d’échange, ils en viennent nécessairement à interagir : celui qui achète du pain salue la boulangère, les enchérisseurs qui se croisent au sortir d’une salle de vente se saluent et échangent trois mots… La question pertinente n’est donc pas de savoir si les liens marchands existent indépendamment des liens sociaux – puisque les liens marchands leur sont intimement mêlés (ils y sont encastrés, aiment à dire les sociologues) et qu’ils sont eux-mêmes, également, des liens sociaux. La véritable interrogation est celle de savoir si l’on peut comprendre ce qui se déroule sur un marché concret – comment les prix s’y déterminent, comment la concurrence s’y déploie – en faisant abstraction des liens personnels qui, simultanément, s’y font jour. Comment, par exemple, savoir que l’on engage un bon avocat ? Il n’existe aucune information publique qui permette de se renseigner ni sur la qualité du service qu’il pourra rendre, ni même sur son prix ! Lucien Karpik montre que la prise d’information, sur le marché des services, passe principalement par l’intermédiaire de réseaux d’interconnaissance : si je cherche un avocat, je me tourne vers ceux de mes proches qui ont pu y avoir recours – et s’ils en ont été satisfaits, je tâcherai de m’attacher ses services. A des degrés divers, de très nombreux marchés imposent, pour être correctement compris, que soient prise en compte la structure des liens sociaux qui les sous-tendent. 

     

    SESâme : Y a-t-il des limites à la marchandisation du monde ?

    Olivier Favereau : L’échange marchand suppose que l’on a affaire à une marchandise ou un service, qu’il est naturel d’échanger contre une somme d’argent. Mais ce n’est pas une propriété évidente ou automatique. L’économiste-historien Karl Polanyi parle ainsi des « marchandises fictives » : le travail, la terre (il voulait dire : la nature ou la vie), la monnaie (il dirait aujourd’hui : la finance).

    Nous sommes tous choqués que l’on considère un salarié comme un facteur « jetable », dés lors qu’il ne satisfait plus telle ou telle exigence de rentabilité de la part de l’entreprise qui l’emploie. De même, nous ressentons une grande répugnance à l’idée de laisser s’installer un marché où les pauvres du Tiers-Monde vendraient tel ou tel organe (par exemple un rein) pour gagner de l’argent. Quant à faire commerce de la finance, historiquement, il y a eu une résistance séculaire à admettre le prêt à intérêt – qui se prolonge jusqu’à nos jours, à travers la finance islamique.

    Derrière tous ces exemples, se profile la vision cauchemardesque d’un monde capitaliste où tout aurait un prix, parce que rien n’aurait de valeur.

    Les limites à l’extension de la marchandisation dans le monde sont aussi spatiales. Un monde marchandisé est un monde homogène, et il y a un contraste spectaculaire entre la diversité des grandes civilisations, ou même des cultures nationales, et l’extrême similitude des ….centres commerciaux, de par le monde. Pour répondre à la question, il faut donc s’en poser une autre : y a-t-il des limites à l’homogénéisation du monde ?

     

    Pierre François : Parmi les multiples causes qu’ont pu recenser les historiens, il est communément admis que la réforme protestante est notamment née d’une remise en cause de la pratique des indulgences : la construction de la basilique Saint Pierre engendrait de tels besoins d’argent que le Vatican vendait aux fidèles un service très particulier – il proposait à quiconque participait à l’effort de construction de Saint Pierre la rémission de ses péchés. Cette mise en marché d’une chance d’accès au paradis constitue une sorte de cas limite du mouvement de marchandisation du monde que les sociologues ont beaucoup étudié. Dans son livre publié en 1944, La grande transformation, Karl Polanyi estime que le propre des sociétés modernes est d’être entièrement soumise à ce qu’il nomme les « principes autorégulateurs » du marché : il n’y aurait plus, selon Polanyi, aucun espace de la vie sociale qui échapperait au règne de la concurrence de tous contre tous et de l’échange médié par un système de prix. La trajectoire historique puissamment décrite par Polanyi mérite cependant d’être nuancée. Sans aucun doute, les sphères sociales où le marché a droit de citer sont-elles plus nombreuses – et plus étendues – aujourd’hui qu’elles ne l’étaient hier. Il reste cependant que certains biens, qui pourtant circulent et s’échangent, échappent encore au marché : le malade qui a besoin d’un rein ne peut pas (du moins en France) l’acheter sur un marché, pas plus que les parents qui ne peuvent pas avoir d’enfants ne pourront acheter un bébé à des parents qui ne souhaitent pas élever celui à qui ils ont donné naissance. Le marché est donc une manière – très particulière – d’organiser les échanges, et ses frontières varient en fonction de luttes morales et politiques : selon les périodes, certains biens pourront s’échanger sous une forme marchande avant d’être exclus des marchés (c’est le cas, par exemple, des enfants : l’adoption a pu être réglée par des principes marchands avant d’obéir, aujourd’hui, à des règles très différentes), tandis que d’autres biens se voient désormais échangeables sur des marchés (c’est le cas, par exemple, des droits à polluer).

     

    SESâme : Faut-il opposer logique marchande, du don et de la redistribution ?

    Olivier Favereau : Ces trois logiques ont leur place et leur intérêt propres, et il est difficile d’imaginer une société satisfaisante, où elles ne sont pas présentes toutes les trois. Il suffit de penser à une société, où il n’y aurait que du marché – elle serait inhumaine, à l’encontre des laissés pour compte ; une société , où il n’y aurait que du don – elle se priverait du puissant moteur qu’est la recherche de la réussite individuelle (quoique les monastères aient donné l’exemple d’entités économiques performantes) ; une société, où il n’y aurait que de la redistribution – elle ressemblerait aux régimes socialistes totalitaires, qui ont laissé les pires souvenirs.

    L’expérience historique, en même temps que le raisonnement, suggère donc qu’il faut ces trois ingrédients simultanément pour produire une société dynamique, ouverte et soucieuse du bien commun.

    Que la réponse soit presque évidente ne veut pas dire qu’elle soit facile à mettre en œuvre, car ces trois logiques sont en conflit les unes avec les autres. Deux exemples : on a remarqué que les systèmes de don du sang, fondés soit sur le bénévolat, soit sur un paiement monétaire, sont à peu prés efficaces, mais que toute combinaison des deux est instable, notamment par chute du bénévolat. De même, on peut poser comme principe qu’on laisse jouer librement l’échange marchand, mais que la contrepartie de s revenus les plus élevés est une taxation très forte – ce fut la politique de Roosevelt (la tranche supérieure d’imposition était proche de 90%), mais la pression des milieux d’affaires n’a eu de cesse dans les années 1980 de ramener ce taux à …30%. L’équilibre entre les trois ne peut résulter que d’une volonté politique forte, au-delà des clivages partisans. D’où sa fragilité.

     

    Pierre François : Dire que les marchés sont un système d’échange parmi d’autres possibles impose d’en définir les frontières. Les anthropologues estiment ainsi que l’échange marchand se distingue d’abord en ce qu’il ne suppose pas que l’offreur et le demandeur s’apprécient ou se connaissent pour que l’échange puisse avoir lieu. Il peut évidemment arriver que ce soit le cas (si je vais tous les jours acheter ma baguette, je vais finir par connaître ma boulangère), mais ce n’est nullement nécessaire (si je suis très loin de chez moi et que je vais dans une boulangerie, on acceptera quand même de me vendre du pain). L’échange marchand ne suppose pas, par ailleurs, que l’échange se répète, ou qu’il soit suivi par un autre échange : je reçois un bien, je donne une somme d’argent, et je peux très bien ne jamais revoir celui avec qui je viens d’échanger. Dans l’échange marchand enfin, il est nécessaire que l’offreur et le demandeur se mettent d’accord sur un prix. Ils peuvent être en désaccord sur tout (les qualités du bien qu’ils achètent, les usages qu’il faut en avoir, etc.), il faut cependant qu’ils se mettent d’accord sur le prix, autrement dit sur le taux de change entre ce qui sera donné et ce qui sera reçu. A cette logique marchande s’oppose souvent la logique du don étudiée, par exemple, par Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don. Mauss décrit dans ce texte des systèmes d’échange souvent très complexes qu’il suggère de simplifier en disant qu’ils s’ordonnent à une triple obligation : celle de donner (les biens engagés dans ces systèmes d’échange ne sont pas faits pour être conservés, mais pour circuler), de recevoir (je ne peux refuser, dans la logique du don, ce que l’on me propose), et de rendre (le bien que j’ai reçu, je dois être prêt à le mettre à nouveau en circulation). Le don tel que le décrit Mauss n’est pas nécessairement désintéressé, loin s’en faut : il montre notamment que la participation à ce système d’échange et le fait de s’y montrer généreux est en particulier un moyen de gagner du prestige et du pouvoir. Il n’en reste pas moins que l’organisation et la logique de ce système d’échange s’éloigne de celle qui prévaut sur les marchés – logique marquée, on l’a vu, par la ponctualité et l’impersonnalité des échanges.


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